Crise sanitaire et Parlement français : un droit parlementaire de crise grâce aux outils numériques ?

Théo Brillanti-Derien, Saïdou Diop et Taha Moubtahij
Doctorants contractuels à l’Institut Louis Favoreu, Aix-Marseille Université 
Il est bien connu que les périodes de crise entraînent une concentration du pouvoir entre les mains de l’exécutif, face à un Parlement qui se trouve dessaisi et une démocratie qui se découvre abîmée. Si, à priori, la crise sanitaire ne devait pas échapper à cette tradition du dessaisissement du Parlement au profit de l’exécutif, un espoir demeurait toutefois quant à la préservation de « l’agir parlementaire » en période de crise, grâce à l’utilisation des outils numériques. Partant, le présent écrit s’est appliqué à étudier l’utilisation des outils numériques par le Parlement, en gardant pour horizon d’étude deux enjeux importants : la construction d’un droit parlementaire de crise et la continuité des fonctions du Parlement. Pour ces deux enjeux, l’utilisation des outils numériques s’est avérée décevante. D’abord parce que cette utilisation est passé par le canal de la pratique et non par celui des normes écrites, ce qui ne permet pas de véritablement nourrir et construire un droit parlementaire de crise. Ensuite parce que cette utilisation a permis une continuité seulement limitée des fonctions législatives et de contrôle, à l’image du refus d’instaurer le droit de vote à distance, ou encore de l’apport mesuré des outils numériques au contrôle parlementaire. La continuité limitée des fonctions parlementaires, couplée à une absence de véritable droit parlementaire de crise, démontre que l’utilisation des outils numériques n’a pas permis d’éviter le sort traditionnel réservé au Parlement en période de crise. It is well known that periods of crisis lead to a concentration of power in the hands of the executive, with Parliament losing control and democracy finding itself damaged. While, in principle, the health crisis should not escape this tradition of Parliament’s relinquishment of power to the executive, there was still hope that the use of digital tools could preserve ‘parliamentary action’ in times of crisis. This paper therefore examines Parliament’s use of digital tools, focusing on two key issues: the creation of a parliamentary law of crisis and the continuity of Parliament’s functions. As far as these two issues are concerned, the use of digital tools has proved disappointing. Firstly, because it has been used in practice rather than through written norms, which means that it has not been possible to really nurture and build a parliamentary law of crisis. Secondly, because this use has resulted in only limited continuity of legislative and oversight functions, as in the case of the refusal to introduce the right to vote remotely, or the limited contribution of digital tools to parliamentary oversight. The limited continuity of parliamentary functions, coupled with the absence of a genuine parliamentary crisis law, shows that the use of digital tools has not made it possible to avoid the traditional fate of Parliament in times of crisis.
Envisager l’émergence d’un droit parlementaire de crise semble toujours s’inscrire dans une forme de paradoxe, voire d’antinomie. La thématique d’un droit de crise renvoie au concept bien connu d’état d’exception, appréhendé notamment par le Professeur François Saint Bonnet comme « un moment pendant lequel les règles de droit prévues pour des périodes de calme sont transgressées, suspendues ou écartées pour faire face à un péril ». L’idée d’un droit parlementaire de crise correspondrait ainsi à des règles alternatives de fonctionnement des assemblées lorsqu’une situation de fait inhabituelle et exceptionnellement grave empêche la poursuite de son fonctionnement normal. La volonté de « faire face à un péril » implique alors une double dimension : la première concerne la capacité du Parlement à adopter les mesures nécessaires à la résolution de la crise ; la seconde relève plus simplement de sa capacité à continuer à fonctionner et à assurer ses missions pendant la durée de celle-ci. Ce n’est toutefois que si cette seconde dimension peut être mise en œuvre que la première pourra également être réalisée, l’hypothèse inverse contraignant le Parlement à subir son effacement. Si un droit parlementaire de crise a pour but de préserver la place des assemblées en temps extraordinaires, c’est parce que de telles périodes entraînent leur affaiblissement ou leur exclusion en raison d’une tendance à la « concentration du pouvoir, en général au profit de l’exécutif ». 
Ces considérations semblent identifiables dans le cadre de nombreuses situations de crise bouleversant le fonctionnement de l’État. Ainsi, rien ne semblait « plus apparemment contraire que […] le “parlementarisme’’ » lors de la Première guerre mondiale, tandis que face au terrorisme contemporain le Parlement a eu tendance à admettre « sa supposée incompétence opérationnelle », s’effaçant au profit de l’exécutif gouvernemental. Cela est d’autant plus vrai dans le cadre de la Ve République française, puisque la Constitution du 4 octobre 1958 a été pensée pour assurer l’efficacité de l’action exécutive en enserrant fortement le Parlement dans les contraintes d’un parlementarisme particulièrement rationalisé. L’avis du Comité scientifique

Les outils numériques ont-ils permis aux fonctions du Parlement de s’exercer pleinement en temps de crise ? Tel est le sujet que les trois doctorants contractuels de l’Institut Louis Favoreu – Théo Brillanti-Derien, Saïdou Diop et Taha Moubtahij – ont choisi de présenter à l’occasion de la Masterclass qui s’est déroulée à Rome en juin 2022. S’appuyant sur des éléments de droit positif, sur les débats parlementaires et sur des entretiens conduits à l’Assemblée nationale et au Sénat, ils sont parvenus à la conclusion que le numérique a surtout permis au Parlement de « survivre » face à un exécutif omniprésent, ne permettant qu’un maintien partiel des fonctions constitutionnelles du Parlement au cours de cette période. L’échec de la consécration formelle d’un droit parlementaire de crise fondé sur les outils numériques a également démontré les limites du droit à se saisir de la vie parlementaire, particulièrement en de telles circonstances. 

Priscilla JENSEL-MONGE

Maître de conférences à Aix-Marseille Université

C’est dans ce contexte que les assemblées françaises se sont dotées de nouveaux outils, déployant des technologies numériques, pour faire face à la crise sanitaire apparue en 2020. Dès lors, l’hypothèse du développement d’un droit parlementaire de crise, prenant appui sur les outils numériques – pour faire fonctionner le Parlement et résoudre la crise, voire promettre « une plus grande démocratisation » de son fonctionnement, un objectif souvent associé à la numérisation des procédures parlementaires – doit impérativement se parer d’humilité. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que le recours au numérique en période de crise constitue un bouleversement des équilibres institutionnels en faveur du Parlement mais, de manière plus raisonnée, d’envisager qu’il a permis de maintenir en vie ses fonctions constitutionnelles là où il aurait pu autrement être complètement écrasé sous le poids de l’exécutif. En outre, alors que le droit parlementaire s’apparente aux règles et procédures régissant le fonctionnement interne des assemblées, ses sources demeurent variées et éminemment liées à la pratique de la vie institutionnelle. Dès lors, penser un droit parlementaire en période de crise présente des caractéristiques particulières, le caractère exceptionnel et inhabituel d’un droit de crise venant s’ajouter à la spécificité même du droit parlementaire.

 

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