Entretien avec le Président Christian Vigouroux

 

Cet entretien a eu lieu le 17 octobre 2016, dans le cadre de l’élaboration du numéro de Jurisdoctoria consacré au thème des « violations du droit ».  Il n’a toutefois pas pu être intégré au n°13 et est donc publié ici pour la première fois.


Christian Vigouroux est conseiller d’État, membre de la Section sociale. Il a notamment présidé la Section de l’intérieur du Conseil d’État et occupé différents postes au sein de cabinets ministériels, dont celui de Directeur de cabinet du Ministre de l’Intérieur ou du Garde des Sceaux. Ayant enseigné au sein des Universités de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et de Paris 1, de même qu’auprès de l’ENA, il est aussi l’auteur de Georges Picquart, dreyfusard, proscrit, ministre : La justice par l’exactitude, Dalloz, 2008 et de Déontologie des fonctions publiques, Dalloz, 3e éd., 2016, 960 p.

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Jurisdoctoria : S’intéresser aux violations du droit, est-ce se pencher sur l’exception, les cas pathologiques, ou un phénomène global qui fait le quotidien de l’action publique ?

Christian Vigouroux : C’est tout cela à la fois. Pour l’Administration, cette question relève à mon sens de trois niveaux de préoccupations.

Il faut comprendre qu’une bonne administration, tout d’abord, s’intéresse à la qualité du droit avant de se préoccuper de sa violation. Il s’agit, comme en médecine, de privilégier la prévention, plutôt que le traitement a posteriori, curatif. En ce sens, on a pu assister à la construction d’une veille de qualité du droit, au moyen de missions juridiques ou d’appels à ces conseils extérieurs. Les administrations s’intéressent réellement à la qualité du droit et on peut d’ailleurs penser que si ce n’était pas le cas, différents acteurs ne manqueraient pas de les y inciter.

Les violations du droit c’est ensuite, à l’autre extrémité, la pathologie. Les administrations y sont sensibles. Certaines, particulièrement, ont une pratique de l’article 40 du Code de procédure pénale[1]. Certes, il n’est pas appliqué par les fonctionnaires comme les magistrats le voudraient, c’est-à-dire en toute liberté. Il est canalisé par des circulaires, des services des ressources humaines, qui indiquent qu’il est nécessaire d’en référer à son supérieur hiérarchique. Mais la pathologie sanctionnée par cette voie n’a rien de théorique. S’agissant des dérapages financiers, il existe des systèmes d’alerte très réguliers et puis les administrations savent qu’elles engagent leur responsabilité. A titre d’exemple, j’ai moi-même été amené à intervenir, en tant que directeur de cabinet du Ministre de la Justice, en 2000, à propos du renouvellement des contrats de délégation de gestion privée des prisons, qui représentait le plus important contrat civil de l’année. Alors que le territoire avait été divisé en quatre lots, de quinze à vingt prisons, il s’est avéré que pour chacun de ces territoires, une seule offre valable ressortait. La voie de la facilité aurait été de les accepter, d’autant plus que l’administration pénitentiaire était très pressante, craignant une difficulté de continuité entre les nouveaux et les anciens contrats, et surtout que l’absence d’entretien puisse donner lieu à des débordements. Seulement, en présence d’un très fort soupçon d’entente, j’ai demandé à l’Inspection générale des finances, avec l’accord de ma ministre, de venir réaliser un audit dans les trois jours, afin de conforter notre refus d’accepter cette insolence, pour un marché considérable. Avec une grande réactivité, l’Inspection est intervenue dès le lendemain et est arrivée aux mêmes conclusions. La procédure a été reprise, en divisant la France au regard d’autres zones, afin de casser les ententes. Le marché a finalement été passé et quelques années après, la Cour des comptes a signalé dans l’un de ses rapports[2] que cette intervention avait permis une baisse des coûts de 200 millions d’Euros.

Les administrations savent réagir face aux pathologies, telles qu’une entente massive. Encore faut-il cependant qu’elle soit décelée. Au titre du recours aux inspections, je peux donner un autre exemple de grande réactivité lorsque, au Ministère de la Justice, j’ai sollicité le chef du service d’inspection à l’égard de centres d’éducation de jeunes délinquants, au regard de faits relevant des mauvais traitements sur enfants. Là aussi, dès le lendemain, un inspecteur était dépêché sur les lieux, même s’il agissait de se rendre outre-mer. Si tout n’est pas parfait dans les administrations, le réflexe de chasse à la violation existe.

Enfin, un niveau intéressant de préoccupation se traduit par les systèmes de mise en alerte au quotidien. Si l’administration repose sur le système de double signature, c’est par souci de la bonne application de la loi. Cela se vérifie avec la distinction de l’ordonnateur et du comptable, et très souvent, dans des responsabilités importantes, avec l’intervention du directeur et du directeur-adjoint. De la même façon, si l’on a créé le juge des libertés avec la loi du 15 juin 2000, afin de ne pas laisser au juge d’instruction la décision de mise en détention préventive, c’est parce que le système de double clé est préférable à celui de clé unique, comme cela a été expliqué au Parlement. Ce sont des réflexes que les administrations ont.

Autre méthode, le « rendu compte ». Il permet une alerte au quotidien, à condition cependant d’être pratiqué convenablement. Bien souvent en effet, on va rendre compte dans le détail de réunions subalternes, mais prêter peu d’attention aux déjeuners – comme s’il s’agissait d’une zone d’extra-territorialité – alors même que l’on n’y est invité par un partenaire extérieur que parce que l’on est un administrateur.

Par ailleurs, en pratique, l’Administration peut faire appel à des partenaires extérieurs en cas de doute. Lorsque j’étais directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur, les préfets disposaient de certains crédits de conseil juridique, afin de faire appel à un cabinet extérieur en cas de difficulté juridique. Autre exemple : lorsqu’au moment de l’adoption de la loi de 2000 relative aux relations avec les usagers, il est apparu qu’elle allait s’appliquer au sein des prisons, et donc donner aux détenus le droit d’avoir un avocat dans le cadre des procédures internes, la Direction de l’administration pénitentiaire a très vivement réagi. Il a été fait appel à un traitement extérieur, sous la forme d’une demande d’avis au Conseil d’État. Celui-ci a confirmé que le défaut d’application de ce droit par la pénitentiaire serait une violation de la loi. Celle-ci a donc été appliquée et, aujourd’hui, si l’on revenait sur cette présence des avocats, les surveillants pénitentiaires seraient les premiers à s’y opposer, parce que cette possibilité a pacifié les rapports.

Jurisdoctoria : Au-delà de ces efforts, voués à empêcher les violations du droit, l’Administration cherche-t-elle à évaluer ses résultats en la matière, à rendre compte de progrès, en s’appuyant éventuellement sur des indicateurs ?

Christian Vigouroux : Il n’y a pas d’évaluation au travers d’indicateurs, au sens de la LOLF, propres à la qualité juridique ; à part les indicateurs pour les juridictions, qui révèlent le taux de recours, le taux de cassation, le taux de rejets, ce qui permet notamment de voir si les tribunaux supérieurs doivent reprendre tous les dossiers, ce qui signifierait que la qualité juridique fait défaut en amont.

Au sein des administrations dites « actives », on mesure les taux de recours contre les décisions, le taux de rentrée des sanctions administratives – par exemple les amendes routières – le fonctionnement des budgets, ou encore les refus de concours des forces publiques au Ministère de l’Intérieur, qui pèsent lourdement sur les finances de l’administration. Mais cela n’est pas central, ce ne sont pas des indicateurs directs de la qualité juridique, qui auraient pour objectif principal la lutte contre les violations du droit. Ils apportent des résultats en rapport avec l’objet de l’administration.

Jurisdoctoria : Quelles sont les sources de violation du droit par la personne publique ?

Christian Vigouroux : Elles sont variées, j’en identifie quatre principales. Tout d’abord la mauvaise organisation, qui fait que l’on a mal identifié les risques propres à un service. On en fait aujourd’hui une cartographie plus précise, beaucoup de codes de déontologie le prévoient ou encore de projets de ressources humaines des ministères, mais ce n’était pas le cas il y a dix ans. Un directeur qui prend son poste doit identifier ses risques juridiques, politiques et financiers. Par exemple, au Ministère de l’Intérieur, la sous-direction des jeux est le type même de contrôleur qui peut se faire capter par le contrôlé : vous allez donc faire tourner vos sous-directions des jeux, sans quoi vous courez à la catastrophe. Au niveau d’un CHU, il y a un risque éminent du côté de l’acheteur : il est le principal de la région et ses achats d’un produit déterminent le marché du moment. Vous allez donc être vigilant à l’égard de ses liens et des risques de rétro-commissions. Au sein de l’Éducation nationale, vous allez faire une cartographie des risques de mauvais traitement à enfant. D’ailleurs, une loi de 2016[3] prévoit que la Justice informe les services de l’Éducation des doutes qu’elle peut avoir à l’égard de tel ou tel individu, ce qui est un précédent, puisque c’est habituellement l’Administration qui doit informer la Justice. S’agissant de la police, vous allez surveiller les risques liés aux facilités financières ou à l’emploi disproportionné de la violence. Au sein des directions de la Sécurité sociale, il est important de vérifier la solidité des conventions entre les professions et les caisses. Une fois identifiés les risques, vous pouvez les traiter. Mais cette étape n’est pas toujours suffisamment respectée, bien qu’une évolution très nette, favorable au bon usage du droit, se fasse sentir.

La deuxième source est l’erreur. L’erreur basique, par méconnaissance du droit en général. Le contrôle de l’erreur de droit sanctionne les inventions, souvent défendables, bienveillantes et intelligentes, de l’Administration, qui ne sont pas nécessairement aberrantes. Mais le problème est que la loi dit quelque chose de précis. C’est le pain quotidien du Conseil d’État. On peut par exemple vous retirer le permis de chasse si vous ne savez pas reconnaître les noms d’oiseaux, si vous prenez le fusil dans le mauvais sens et pas parce que vous êtes allé à l’étranger, dans un pays sensible : il s’agit d’autre chose. Autre exemple, si la loi dit que l’on peut refuser un cumul agricole pour telle ou telle raison, que ce soit la taille de l’exploitation ou le fait que l’on mette en péril une autre exploitation, mais que l’Administration décide de prendre en compte l’importance de la famille de celui qui aimerait bénéficier d’un cumul, le Conseil d’État va estimer que c’est une violation de la loi, alors même que le fait de prendre en compte la famille est plutôt intelligent : mais ce n’est pas l’un des critères prévus. Plus généralement, les administrations croient souvent que les circulaires sont plus importantes que les normes juridiques. Y recourir est normal et il est compréhensible que les agents s’y réfèrent en premier lieu, parce qu’elles sont adaptées à leur destinataire, alors que les lois manquent parfois de simplicité, sont obscures, contradictoires. Mais les circulaires ne sont que des commentaires de la loi. Or, il faut lire le texte avant son commentaire.

La troisième source de violation du droit, c’est le détournement de pouvoir. C’est l’Homme dans sa faiblesse. Cela existe, à commencer au travers des nominations et même avant, avec l’octroi des stages. Le Conseil d’État a pour sa part institué une procédure, avec une commission de sélection, même pour un simple stage, afin d’éviter que seuls les enfants des agents y aient accès. Les règles de déontologie doivent aider à prévenir le détournement de pouvoir et inciter, comme c’est le cas au Conseil d’État, à la prudence, ou au déport lorsque l’on est intéressé au sujet examiné.

Enfin, il y a l’urgence. C’est souvent un prétexte ou une cause – selon qu’on le juge mal ou bien – de non respect des procédures. A titre d’illustration d’un contournement de la procédure, on peut évoquer un arrêt du Conseil d’État de 1994[4], consistant à reconnaître que les sacro-saintes procédures de consultation peuvent être négligées lorsqu’il y a réellement une urgence. Lors d’une rentrée scolaire, il avait été décidé de fermer une classe et d’en ouvrir une autre, pour suivre les mouvements de population. Cela avait été fait dans l’urgence, sans la consultation très classique du Conseil départemental de l’Éducation. Cette décision a permis que les enfants soient bien traités, les parents étaient satisfaits, le Conseil d’État n’allait pas détricoter ce qu’un recteur courageux avait fait. Il ne faut pas en abuser, mais une souplesse est nécessaire

Jurisdoctoria : L’Administration connaît elle des pratiques, relevant éventuellement de la tradition, qui ne correspondent à aucune exigence légale ou réglementaire ? Peut on parler de violation du droit ?

Christian Vigouroux : Ces pratiques sont de quatre ordre : les dérogations, les tolérances, les adaptations mineures, les commodités quotidiennes. D’abord, les dérogations. L’administration est faite de dérogations, les demandes sont incessantes. Cela peut être du devoir de l’Administration de les examiner. Même s’il s’agit d’une zone délicate, celle-ci n’est pas sourde et muette. C’est le quotidien d’un préfet, par exemple pour obtenir l’autorisation de construire sur une parcelle classée.

A ce titre deux décisions du Conseil d’État sont particulièrement importantes. La première est la décision Contremoulin[5] de 1995, qui fait apparaître le principe d’égalité à propos des dérogations scolaires, domaine dans lequel les demandes de dérogation sont quotidiennes. L’administration ne peut refuser une demande de dérogation si une autre demande a auparavant été acceptée pour un usager placé dans la même situation. La seconde est la décision Garde des Sceaux c/Rousseau de 2011[6] concernant deux surveillants pénitentiaires s’étant tous deux blessés à l’occasion d’un match de football disputé avec des prisonniers. L’un voit ses primes d’activités maintenues alors que l’autre, en strict respect du droit, les voit suspendues. Au regard du principe d’égalité, le Conseil d’État juge toutefois que ce dernier en a été injustement privé car la dérogation avait été accordée à un autre placé dans la même situation. L’Administration connaît beaucoup de pratiques dans le cadre de la dérogation et toutes les administrations ont à faire face à ce problème des dérogations : l’urbanisme, l’ordre public, les impôts. Elles s’opèrent pour des motifs d’intérêt général et on est en réalité toujours dans le droit : le droit prévoit sa propre sortie. Mais si on poussait trop loin ces sorties il n’y aurait plus de droit.

Les tolérances, ensuite, sont un sujet très intéressant, traité notamment par le Pr Tallineau[7]. Ses manifestations sont multiples. Le pénal n’est fait que de tolérances, le droit du travail en donne aussi des illustrations[8]. En matière de notation de fonctionnaires, les ressources humaines indiquent par exemple au service d’obtenir une moyenne de 14, mais avec une tolérance si elle est un peu au dessus ou un peu au dessous. Là aussi, l’Administration est faite de tolérances, sinon le système grincerait, sauterait. La tolérance c’est pour que le pays n’explose pas. Tout le monde, avant de prononcer une sanction administrative, tolère en réalité du temps avant de déclencher la sanction : comme dans le cas des paillottes corses ou des sanctions disciplinaires dans la fonction publique. L’aspect dominant c’est le bon fonctionnement de l’Administration. Si on appliquait le droit absolument, cela craquerait. Et donc on invente souvent des tolérances en ne déclenchant pas des sanctions ou des tolérances d’attente pour que les intéressés puissent se conformer avant la sanction.

Puis il y a les adaptations mineures. On en trouve avec le Code de l’urbanisme, sous un contrôle très strict. En droit de l’urbanisme il n’y a plus de dérogations, il n’y a que des adaptations mineures, comme le fait d’accepter un projet qui ne respecte pas exactement le Plan d’Occupation des Sols. Un exemple rencontré à la fin des années soixante-dix : il s’agissait d’un bâtiment construit trop proche de la voie et qui ne respectait pas la marche de recul. C’était illégal et la décision conforme au droit strict aurait été l’annulation. Mais le bâtiment avait été déplacé vers la droite car il y avait là une zone archéologique romaine, dans le vieux Lyon. Il y avait eu un débat, puisqu’il s’agissait d’une adaptation, sortant du droit, mais s’il n’y avait pas eu d’adaptation le dommage aurait été plus grand, compte tenu de deux intérêts publics : le respect de la législation d’urbanisme par le bâtiment et le respect des fouilles.

Les commodités quotidiennes, enfin, se retrouvent essentiellement dans les relations particulières avec les partenaires extérieurs de l’Administration. L’Administration passe son temps à cela, à accepter des aides de partenaires extérieurs. Le Conseil d’État a ainsi récemment validé la sanction d’un gendarme qui s’est fait prêter un véhicule. Autre exemple, vous faites une exposition et vous acceptez que le menuisier local fasse un stand en y laissant son nom, le tout partant d’une bonne intention. Ou encore, récemment un ambassadeur a été sanctionné car il avait institutionnalisé la location, pour des réceptions privées, des beaux salons de son ambassade. Si c’est une pratique limitée, cela peut être très positif, mais si c’est fait de manière soutenue, l’administration devient un loueur de salle. C’est très délicat. Un arrêt récent valide la sanction d’un fonctionnaire qui tenait une caisse de service, dans laquelle on mettait un peu d’argent contre le prêt d’un engin de la Direction départementale de l’équipement : la caisse était irrégulière, il s’agissait de gestion de fait. Autre exemple, un préfet recevant de l’argent lorsque des étrangers obtiennent, légalement, leur titre de séjour. Les usagers se livrent à cela par tradition de leur pays d’origine, mais au bout de la semaine, cela fait des liasses de billets pour les agents. Premier réflexe : il faut appliquer le droit et refuser l’argent. En pratique, les gens ne comprendraient pas, cela mettrait un désordre total. L’esprit opportun est donc de dire : continuez à refuser mais, devant l’insistance, il faut accepter et mettre ces sommes dans une caisse commune, caisse de secours du service. Tout cela doit se faire sous contrôle très serré.

Dans ces hypothèses, on tourne autour du droit, celui-ci prévoit lui-même son aménagement. Mais certaines pratiques sont plus délicates encore. Par exemple, tous les ministres se font prêter des véhicules par les constructeurs, qui bénéficient ainsi d’une vitrine. Mais si le constructeur en prête vingt et que beaucoup en profitent, ce n’est plus la même logique. Ces pratiques doivent donc être surveillées comme le lait sur le feu.

Jurisdoctoria : Le rôle de l’Administration est il de s’opposer à la commande politique afin d’éviter une violation du droit ou doit-elle seulement alerter les décideurs ?

Christian Vigouroux : S’agissant des lanceurs d’alerte internes à l’Administration, le droit est très clair, la jurisprudence est faite, c’est l’arrêt Langneur[9]. Sur le rapport à la commande politique, il faut retenir deux choses importantes.

D’une part, les fonctionnaires ne sont pas faits pour s’opposer à la commande politique. Cependant, au moment de la préparation de la décision, ils doivent dire qu’ils ne sont pas d’accord et pourquoi, s’il y a des motifs juridiques, d’opportunité, ou encore si la réforme envisagée a déjà été tentée et s’est soldée par un échec. Il y a une obligation de réserve, mais aussi une obligation de non réserve : le fonctionnaire a le devoir de dire cela même si c’est gênant, même s’il est plus facile d’être un yes man. Les yes men font un grand tort à l’Administration. Il faut préparer la décision, ouvrir à d’autres solutions. Celui qui n’ose pas s’exprimer prépare la tension entre la commande politique et le rôle de l’Administration. La règle absolue est précisée par l’arrêt de la CEDH Guja c. Moldova[10] : il faut que l’agent aille voir son chef de service et puis ensuite l’échelon supérieur. Les lois récentes reprennent la substance de cette décision, qui elle-même rappelle ce qu’a fait le colonel Picquart dans l’affaire Dreyfus[11] : face à un ordre illégal il s’est adressé à son chef d’État-major, puis au ministre. Si cela ne suffit pas, il faut se demander s’il est d’intérêt général de révéler une information, en s’assurant qu’il n’y a pas de vindicte personnelle à vouloir dénoncer un chef de service. En trois pages lumineuses la CEDH fait quasiment un vade-mecum de l’attitude qu’un fonctionnaire doit adopter. En dernier lieu, on peut en référer à l’inspection générale, à la frontière entre ce qui est interne et externe à l’Administration, puis à d’autres institutions en dehors de l’Administration, s’ouvrir au Parlement et, en toute fin, à la presse. Il ne faut pas attendre que l’eau monte avant de réagir.

D’autre part, derrière cette question de l’opposition, il y a souvent inconsciemment l’idée que la commande publique est un peu « sale », subalterne et que l’Administration dans sa noblesse de sachant va encadrer le pauvre homme politique à la main incertaine. Je ne crois pas du tout à cela. La politique a sa noblesse et l’Administration peut se tromper aussi. C’est par exemple le parlement qui dans les articles 20 et 21 de la loi Lemaire[12] élargit l’open data à la fonction juridictionnelle en disposant que tout jugement doit être mis à disposition du public gratuitement. Le Parlement, sur cette question, a bousculé les institutions. La politique parfois a des intuitions, elle a des jaillissements.

À la question : le rôle de l’Administration est-il de s’opposer à la commande politique, je répondrais : le rôle de la commande politique est il de s’opposer à l’Administration ? Les deux questions doivent être traitées ensemble.

Jurisdoctoria : En dehors des cas de faute personnelle, le fait pour un agent public d’adopter un acte illégal peut il avoir des conséquences réelles sur son évolution ou sa carrière ?

Christian Vigouroux : Violer la loi peut avoir des conséquences. Mais si c’est une violation positive, où l’intérêt général domine les inconvénients, l’agent ne sera pas sanctionné. Il peut même être récompensé. On est cependant en présence d’un danger, il faut que la violation soit porteuse d’un intérêt général certain.

A titre d’exemple, je peux témoigner d’un cas où, dans le passé, il avait fallu ajouter deux étages à un immeuble, au-delà de ce qu’avait prévu le marché. La situation était absurde : cela aurait coûté beaucoup plus cher à l’Administration de mettre fin au chantier, de le déséchafauder et, pour des questions de régularité juridique, de passer un autre marché. Il fallait faire ces deux étages, les faire vite, mais c’était juridiquement à la limite. Au final l’administration concernée n’a pu que se féliciter de la décision qui a été prise de procéder à cette construction en faisant abstraction de la règle. Cette solution a bien évidemment été retenue avec l’accord du ministre. Or, l’article L313-9 du Code des juridictions financières prévoit que les irrégularités financières ne sont pas passibles de sanctions de la Cour de discipline budgétaire si l’agent peut justifier d’un ordre clair de son supérieur ou du ministre.

Il y a des conséquences aux violations du droit par un agent, mais il existe aussi des pare-feux, particulièrement dans des domaines très sensibles comme le renseignement. L’article L862-1 du Code de la sécurité intérieure, issu de la loi du 24 juillet 2015 sur le renseignement[13], apporte ainsi une protection aux agents des services agissant à l’étranger, en présence d’acte pouvant constituer une infraction.

Sans se faire le chantre des situations limites, alors même que les administrations ont renforcé leur respect du droit, il faut réaliser qu’il existe des petites zones grises. Lorsqu’on est un administrateur en responsabilité, il faut y songer, pour prévenir les risques plus grands et s’autoriser quelques écarts, mais tout en étant conscient que ce sont des sorties de routes et qu’elles ne sont pas normales. Il faut que ce soit en conscience.


[1] Dont le deuxième alinéa dispose que « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »

[2] Cour des comptes, 19 janvier 2006, Garde et réinsertion – la gestion des prisons, Rapport public thématique, v. p. 156 s.

[3] Loi n° 2016-457 du 14 avril 2016 relative à l’information de l’administration par l’autorité judiciaire et à la protection des mineurs, JORF du 15 avril 2016.

[4] CE, 4 février 1994, n°116323, Ministre de l’Éducation c. SGEN-CFDT-93, concl. Vigouroux.

[5] CE, 10 juill. 1995, n°308067, Contremoulin, Rec. 213.

[6] CE, 18 nov. 2011, n°344563, Garde des Sceaux c/Rousseau.

[7] L. Tallineau, « Les tolérances administratives », AJDA, 1978, p.3.

[8] CE, 2 avr. 2003, n°233799, Société Marcillat.

[9] CE, 10 nov. 1944, Sieur Langneur, Rec. 248.

[10] CEDH, 12 févr. 2008, Guja c/Moldova.

[11] NDLR : on se réfèrera utilement à C. Vigouroux, Georges Picquart, dreyfusard, proscrit, ministre : La justice par l’exactitude, Dalloz, 2008.

[12] Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, JORF n°0235 du 8 octobre 2016.

[13] Loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement, JORF n°0171 du 26 juillet 2015.